Stefan Goethaert a succédé à Jef Colruyt à la tête du groupe familial.
Stefan Goethaert a succédé à Jef Colruyt à la tête du groupe familial. ©DR

“Moi, c’est Stefan”, réplique directement Stefan Goethaert quand on s’aventure à dire “Bonjour Monsieur” lors de la toute première rencontre. Stefan, donc, est le CEO de Colruyt Group, ayant repris le poste du médiatique Jef Colruyt, à la tête de ce groupe familial. Tiens, justement, cet Anversois n’est pas un membre de la famille Colruyt. C’est une première dans l’histoire de l’entreprise. Bien sûr, Stefan n’était pas un inconnu. Diplômé en génie civil et après avoir débuté sa carrière dans le secteur chimique, il a rejoint Colruyt Group fin 2012 et a gravi bien des échelons en peu de temps, jusqu’au poste de CEO depuis juillet 2023. Sa différence de style avec Jef Colruyt ? “Je commence mes journées plus tôt. Jef avait des horaires différents”, sourit-il. Sinon, “la stratégie n’a pas changé”. Les résultats du groupe ont été publiés cette semaine. “On a bien fait notre travail.” Le cours de Bourse a toutefois pâti de l’approche prudente du groupe sur la suite des événements, vu le contexte très compétitif dans la grande distribution. Rencontre.

L’action a été chahutée après la publication de vos résultats, terminant la semaine dans les 44 euros. Le rétablissement est toutefois spectaculaire en 18 mois. Comment l’expliquer ?

La cotation en Bourse, c’est beaucoup d’émotion. Lorsque notre action est tombée en dessous de 22 euros, il y avait déjà pas mal de choses positives en place mais qui ne se voyaient pas dans les résultats. L’année dernière a été difficile pour tout le secteur et Colruyt Group n’était pas une exception. Nous avons en fait continué à travailler sur une offre qualitative, avec des prix abordables et surtout, chez Colruyt, les meilleurs prix, une politique dont nous avons fêté les 50 ans l’an dernier. Certains se demandent parfois si nous allons poursuivre cette politique ? Bien entendu. Nous avons montré que nous pouvons appliquer cette politique positive pour le client et rentable pour Colruyt. Nous avons pu le faire en travaillant sur l’efficacité en interne, ce qui nous permet de maîtriser les coûts.

Les meilleurs prix ne sont pas uniformes : ils sont plus bas en Flandre en raison de la forte concurrence d’Ahold. N’est-ce pas frustrant pour le client wallon ?

Notre politique de prix n’a jamais changé. Chaque client sait que là où il habite, il a les meilleurs prix.

Carrefour communique sur ses vagues de baisse de prix, et pas Colruyt. Pourquoi ?

Parce que nous avons toujours les meilleurs prix.

Les Belges passent souvent la frontière pour leurs achats au détriment de la grande distribution belge. Comment y remédier ?

Quelque 50 % des Belges habitent à moins 30 minutes d’une frontière. C’est dommageable pour la Belgique, pour nos fournisseurs belges. C’est à la fois un défi et une opportunité. La différence avec nos pays voisins, ce sont les coûts salariaux et les taxes. Parfois on lance des taxes pour pousser les consommateurs à adapter leur comportement, comme sur le sucre et l’emballage, mais qui n’ont pas d’impact. La conséquence, c’est que l’on augmente les prix en Belgique et cela pousse à faire ses achats à l’étranger. Ce genre de taxes, il faut vraiment les éviter. Et là le politique peut nous aider, de même que pour les coûts salariaux. Pour les fonctions dans la logistique, il y a parfois des différences de salaires de 25 % si on passe la frontière. C’est un défi pour nous de gérer de telles situations.

Une TVA de 0 % sur les fruits et légumes, ce serait une bonne chose ?

Ce serait en soi une bonne chose car cela concerne la santé. Mais il y a aussi une situation budgétaire dont il faut tenir compte. L’argent doit venir de quelque part. Si on veut vraiment faire quelque chose pour nous rendre plus concurrentiels par rapport aux pays voisins, il y a d’autres idées plus pertinentes comme s’attaquer aux taxes et aux coûts du travail.

Vous avez lancé chez Colruyt les offres 1+1, alors que vous pouviez faire dans le passé du -50 % à l’achat de deux produits. N’est-ce pas du pareil au même ?

Oui, mais ce n’est pas gratuit. C’est le terme gratuit qui est important. C’est psychologique. Le consommateur a besoin de voir des promos de ce type.

Delhaize a finalement franchisé ses 124 supermarchés. Rien n’a bougé malgré votre demande de rééquilibrer les commissions paritaires plus favorables sur le plan salarial pour les franchisés comme bientôt la totalité des Delhaize, les Intermarché et les Carrefour à l’exception des hypermarchés. Qu’attendez-vous désormais ?

À long terme, il faut travailler sur les différences de rémunération entre les commissions paritaires. Il est difficile d’expliquer à un collaborateur qui travaille dans un magasin franchisé qu’il gagne 25 % en moins que la personne qui fait le même travail dans un intégré. Il y a aussi cette situation où quand une même personne a 3,4, 5, 10 et parfois même 40 magasins logés dans des sociétés différentes, ce n’est plus de la franchise. C’est une situation que l’on doit régler. Je compte sur le politique et surtout sur les personnes autour de la table (NdlR : syndicats et concurrents) pour avancer. Je reste en tout cas convaincu que les deux systèmes peuvent coexister.

Les supermarchés Delhaize ouvrent les dimanches matin et jours fériés. Vous pourriez suivre ?

Nous avons aussi des magasins ouverts les dimanches, les Spar et des Colruyt en zone touristique. Mais c’est vrai que la situation a changé. Nous allons analyser de très près ce changement et voir comment les choses évoluent. Il faut aussi analyser le comportement du client. Fait-il ses courses le dimanche dans le même magasin où il se rendait le samedi ? Si c’est le cas, rien n’a changé et le coût a augmenté. Si nécessaire, nous prendrons alors des mesures de notre côté. Il y a peut-être d’autres mesures à prendre que d’ouvrir le dimanche, comme de rendre plus agréable de faire ses courses en semaine ou le samedi. Nous avons aussi une couverture de plus de 50 % du pays pour la livraison à domicile. Ce sont parfois de nouveaux clients de Colruyt qui utilisent ce service, qui est en croissance.

Des concurrents proposent le self-scanning, qui permet d’avoir moins de personnel en caisse. Vous y pensez ?

Dans nos enquêtes, nos clients nous disent qu’ils viennent pour les meilleurs prix mais aussi pour le contact avec le personnel. C’est pourquoi nous travaillons sur le coût et l’efficacité de l’organisation. Il faut aussi dans le même temps que nos collaborateurs trouvent du plaisir au travail. Comme nous ne voulons pas supprimer le contact avec le client, nous avons trouvé avec l’équipe innovation des solutions qui augmentent notre efficacité. C’est l’Easy Check Out. Ce sont des caméras qui scannent les produits qui passent d’un caddie à l’autre à la caisse. Pour nous c’est beaucoup plus intéressant que d’avoir des caisses sans personnel. Ce n’est pas encore disponible dans tous les magasins. Dans les Okay, on regarde la possibilité d’avoir une ou deux caisses de ce type pour les petites courses.

La croissance future, c’est aussi le rachat des magasins Smatch et Match. Où en êtes-vous ?

Nous avons repris 54 magasins, c’était une opération jamais vue chez Colruyt. De ces 54 magasins, il y en a 39 qui sont devenus un Comarché. Cela passe très, très bien dans les anciens Smatch, plutôt dans les villages. Quand il y a un Colruyt pas très loin, c’est plus difficile. Cela va prendre plusieurs années avant de les remettre à niveau en n’oubliant pas que les magasins Comarché ne vont pas le rester. Nous allons analyser la présence d’enseignes du groupe dans son environnement, voir quel est le profil des clients dans la région et déterminer leurs besoins. La transition de ces magasins vers un Colruyt Meilleurs Prix, un Okay, un Spar ou un Bio Planet prendra plusieurs années.

Quel est le positionnement prix ?

Beaucoup moins cher qu’un Match ou Smatch, et un peu plus cher qu’un Colruyt.

Vous les avez rachetés au groupe Louis Delhaize, qui possède encore les Cora et la chaîne Délitraiteur. Les Délitraiteur, cela vous intéresse aussi ?

Le défi est d’intégrer les Smatch et Match. Dans le même temps, nous restons toujours ouverts à d’autres opportunités. Je n’en dirai pas plus.

Comment se porte Bio-Planet dans un contexte plus difficile pour le bio ?

C’est vrai qu’en général le bio, c’est un peu plus cher. Notre mission, c’est de rendre le bio abordable pour tout le monde. Avec nos prix, nous sommes d’ailleurs au niveau d’un Delhaize. Pour les gens qui font leurs courses chez Delhaize, ils peuvent toujours venir chez Bio-Planet. En volume, c’est parfois plus chez Colruyt Meilleurs Prix avec nos 200 magasins que chez Bio Planet, qui a bien sûr un assortiment plus large.

Qui sont vos clients ?

Nos clients adhèrent bien entendu au bio, mais ce sont aussi personnes très actives pour leur santé, dont le bio est un aspect. C’est vrai que c’est moins rentable qu’un Colruyt, mais c’est important dans notre positionnement durable mais aussi en tant que précurseur de la santé dans la grande distribution alimentaire.

“Nous faisons plus qu’acheter du belge”


C’est quoi le métier de retailer ?

Notre métier, c’est négocier, bien négocier et trouver des accords. Il y a deux types de négociations. Il y a les négociations dont on parle dans la presse pour dire que Colruyt a un problème avec X ou Y. Ce sont des négociations qui sont parfois dures, mais à chaque fois nous trouvons des solutions. Il faut être réaliste : en retail, nous avons généralement des marges de 2 à 3 %. Les grands producteurs ont quant à eux une marge de 20 %. Il faut trouver le bon équilibre. C’est une tout autre approche avec les petits producteurs. Je rappelle que nous travaillons en Belgique avec 10 000 producteurs, 6 000 agriculteurs dont 600 en direct. Nous n’avons aucun intérêt de leur compliquer la vie. Tout le monde doit gagner sa vie, nous aussi. Il faut bien comprendre la chaîne et faire en sorte que dans cette chaîne on crée de la valeur ajoutée. Si ce n’est pas le cas, il faut peut-être supprimer ce maillon.

Vous avez été vertement critiqué, comme toute la grande distribution, lors des manifestations agricoles.

Un peu surpris par ce que j’ai entendu en début d’année. Nous avons entamé voilà plusieurs années, et nous sommes des pionniers dans ce domaine, une approche différente avec les producteurs de lait. C’est le projet Inex, pour lequel nous travaillons avec des centaines de producteurs. Inex, c’est la garantie de prix fixe sur 15 % de leur production. C’est un revenu garanti et cela peut aider les éleveurs à obtenir des prêts bancaires. Pour la viande bovine, nous suivons le marché mais ferons tout pour que notre prix d’achat soit le plus juste. Nous avons aussi lancé trois Organisations de producteurs, une Flandre et deux en Wallonie, dans lesquelles on retrouve quelques centaines d’agriculteurs. Je vous accorde que ce n’était pas l’image que l’on avait en début d’année.

Et vos achats de terres agricoles ?

En tant que Colruyt Group, nous sommes inquiets de l’avenir de la chaîne agroalimentaire en Belgique. Il faut innover et investir dans la qualité des sols, qui est un problème en Belgique. C’est pour cela que nous avons pris la décision d’investir dans l’achat de terres, quelque 400 hectares en Wallonie. C’est sur ces terres que nous réalisons ces tests, pas à nous seuls mais en collaboration avec des agriculteurs. C’est la somme de deux expertises. J’espère que cette collaboration avec les agriculteurs montrera qu’il y a d’autres possibilités pour l’avenir. Ce sera une bonne chose pour le secteur mais aussi pour nous en tant que retailer. C’est même un win-win-win quand on inclut le consommateur final.

C’est aussi des critiques sur l’assortiment.

Pour la viande, c’est 100 % belge. Pour le lait, c’est 100 % belge, pour les œufs, c’est 100 % belge. Tant que c’est possible, nous achetons le produit en Belgique. Il y a des cas où le produit n’est pas disponible en Belgique alors que nous estimons qu’il est possible de le faire chez nous. C’est pourquoi nous faisons plus qu’acheter du belge. Deux exemples. Il y a beaucoup de porcs en Belgique, mais il y avait trop peu de porcs bio en Belgique. Nous étions alors obligés d’acheter en France, en Allemagne et aux Pays-Bas notre porc bio. Voilà quelques années, nous avons trouvé un éleveur qui était disposé à en produire. Aujourd’hui, notre porc bio, c’est du porc bio belge. Pour les pommes, le consommateur en veut toute l’année. La solution que nous avons trouvée en parlant avec des spécialistes, c’est d’élargir la période de récolte. Deux variétés ont été développées pour nous pour élargir cette disponibilité de produits belges. Mais c’est vrai que je vois de plus en plus chez nos collègues ou concurrents qu’il y a un volume plus important de produits qui viennent de l’étranger, des Pays-Bas ou de la France. Je trouve cela dommage car il y a du potentiel en Belgique. Il y a de bons producteurs. C’est aussi un message pour le politique : il faut faire tout ce qui est possible pour motiver le producteur à produire en Belgique pour le marché belge.

Vous avez aussi votre production de moules. Pourquoi ?

Je m’étais dit voilà des années, le plat national, c’est le moules-frites et il n’y a pas de moules belges. Nous avons fait des tests pendant plusieurs années. Notre deuxième récolte débutera le 21 juin. Nous devrions avoir 50/60 tonnes cette année, à comparer avec une consommation en Belgique de 30 000 tonnes. Il y a donc du potentiel. Ce n’est pas encore notre projet le plus rentable, mais j’espère que ce sera le cas dans quelques années.

(La Libre)